Cette chronique est parue précédement dans la revue numérique Frontières.


Paru en France en 2012

Ad Noctum est un pari. Celui d’un premier roman, d’un ouvrage rédigé à deux plumes, Pierre Portrait et Ludovic Lamarque, jusque là inconnues du milieu de la science-fiction. Mais aussi le pari d’une structure à mi-chemin entre le recueil de nouvelles et le récit en séquences. Ou encore celui d’introduire des concepts et des styles de narrations différents dans chacune de ces histoires, liées entre elles par un univers commun et des connexions entre lieux et personnages. C’est à l’aune de ces éléments qu’il faut juger Ad Noctum et, peut-être, pardonner certains de ses écueils.

 Ad Noctum plonge dans un futur proche et inquiétant. La multinationale génétique Genikor y règne en maître et jette son ombre sur chaque nouvelle. Une toute puissance scientifique qui libère l’imagination des deux auteurs : tout est possible lorsqu’on peut créer et modifier le vivant.

L’ouvrage s’entame par une plongée dans une guerre entre Chine et Etats-Unis, où les combattants occidentaux sont des hybrides créés par Genikor, des satyres surpuissants qui violent et déchirent leurs victimes, dans un remake trash de la guerre du Vietnam. Le début de cette nouvelle FTA fait partie de ces textes d’ambiance finalement les plus réussis dans Ad Noctum, en privilégiant le ressenti à l’explication.

Suit OK, une nouvelle présentée à rebours, où l’ont découvre des militaires de cette même guerre dont la personnalité a dévié. Ils ont été « resynchronisés » par Genikor pour oublier les horreurs du conflit. Le lecteur remonte le temps pour découvrir l’histoire de ces hommes brisés. Le concept du récit inversé ne suffit malheureusement pas toujours à gommer l’aspect convenu des situations décrites.

Bien plus marquant, Sexus Machina nous enferme dans un appartement au coeur d’une ville habitat futuriste. Nous y découvrons les déboires d’une femme et de son « hard-on », un androïde biologique commercialisé par Genikor pour satisfaire les besoins sexuels. Mais ce sex-toy amélioré ne suffit plus à Jade, qui fantasme sur son voisin qu’elle épie à travers un trou dans le mur. Un récit qui dresse un portrait caustique d’une société où le sexe est dépersonnalisé.

Hallali est sans doute la nouvelle la plus haletante du roman. Nous y suivons un arrogant millionnaire, sa guide et le Cerbère, chien pisteur à trois têtes, dans une chasse organisée par une filiale de Genikor, Zaroff Aventures. Un loisir de luxe où l’on traque hommes et animaux préhistoriques façonnés par Genikor, dans des régions abandonnées et irradiées. Un fort suspense dans cette ville déserte, hantée par des Zonards dont on ne sait s’ils existent vraiment.

Changement de décor avec Le cri de la chair, qui nous ramène dans un logement. Sans doute plus loin dans le futur, les hard-on ont cédé la place à des prosticlones, de véritables esclaves génétiques qui pensent et éprouvent. La nouvelle est un échange de correspondance entre les deux prosticlones d’une représentante de Genikor. Or, petit à petit, le lecteur réalise qu’il s’agit du même être : homme le jour, femme la nuit. Le prosticlone change de sexe et de personnalité dans une cuve. Condamnés à ne jamais pouvoir se rencontrer, les deux facettes du même clone se déclarent leur flamme à travers des lettres qu’ils cachent dans l’appartement. Evidemment la propriétaire découvre le pot aux roses et ne supporte pas cet amour qui ne lui est pas destiné. L’idée est troublante et relativement peu courante en science-fiction. Le cri de la chair est une nouvelle dont on se souvient longtemps après avoir refermé Ad Noctum.

Sauver sa peau reprend le thème plus éculé du changement de corps, où Genikor permet de glisser sa personnalité dans une autre enveloppe. Vol de corps et tromperies sont au menu, mais rien de transcendant.

Le dernier continent n’est pas non plus exceptionnel. Un peu fouillis, le récit présente une terre exsangue où l’eau est si précieuse qu’elle s’échange contre des humains. Humains qui sont eux-mêmes décomposés pour en extraire le précieux liquide.

100 états d’âme revient sur la Resynchronisation et joue sur la mémoire altérée d’un homme pourchassé par le fantôme d’une femme qu’il a tuée puis oubliée. Une histoire que l’on oubliera tout aussi facilement. 

Pour finir, Mes aïeuls clôture l’ouvrage en relevant un peu le niveau en perte de vitesse. Nous y suivons un généticien immortel obsédé par la création d’un hybride homme – carpe capable de produire un chant plus beau que ce qui a jamais été entendu. Cette obsession le pousse à délaisser son épouse qui rêve d’avoir un enfant de manière naturelle, comme autrefois. Une histoire poignante avec une touche de poésie.

Vous l’aurez compris, Ad Noctum est inégal. Quelques longueurs, un style par moment ennuyant et cette forme séquentielle – extraits de journaux intimes, courriers, communiqués – qui fatigue parfois. Pourtant, il fait partie de ces livres qui ne s’apprécient qu’une fois terminés, lorsque cette impression d’ensemble vient chapeauter les éléments épars. Car Ad Noctum est un véritable jeu de piste. Les personnages d’une nouvelle sont les ancêtres ou les amis de ceux d’une autre. Le « Genikor way of life » est un fil conducteur fort qui change des dystopies habituelles avec des sociétés qui surveillent. Cette société-ci est celle de la science et de la génétique, du vivant altéré jusqu’à l’âme. Et c’est assez pour que l’on suive de près Ludovic Lamarque et Pierre Portrait. Leur prochaine publication, si elle gagne en maturité, pourrait être sacrément intéressante.