Paru en France en 2005 (Le Mage en 2006)

Avec Le Chevalier et sa suite Le Mage, Gene Wolfe laisse croire à une fantasy des plus classiques.
Les ingrédients sont en effet réunis pour pondre de la mauvaise fantasy commerciale. Un jeune américain qui se retrouve projeté dans un univers médiéval, la quête d'une épée magique, des animaux qui parlent, des elfes, des géants et un titre à peu près aussi convenu que l'illustration de couverture.

Tout cela est voulu, c'est pour induire en erreur. Et ce n'est pas pour rien que Le Chevalier obtient le prix du Cafard Cosmique en 2006.
Dès les premières pages, le lecteur sent qu'il s'agit de quelque chose de plus profond. Le style, d'abord, très littéraire, poétique, avec un vocabulaire parfois emprunté au expressions du Moyen Age.
Mais aussi le narrateur, messire Able, enfant américain se retrouvant dans un autre monde et dans la peau d'un adulte. Enfant mort, peut-être, ou dans le coma, si l'on en croit l'évocation d'une ambulance à un moment dans le texte.

L'univers fantasy, avec ses monde superposés, est une version onirique de la mythologie scandinave, on y retrouve des évocations de Midgard, Asgard, Utgard etc avec quelques déformations langagières, de même que les géants qui appartiennent à la cosmogonie viking ou des nymphes qui ressemblent étrangement aux nornes. Able progresse dans une aventure composée de multiples rencontres et d'apprentissage de la chevalerie. Le chat Mani ou le chien Garsecg, rois et reines pas tout à fait fiables, êtres solitaires et jeunes filles éplorées.

La force du récit - et c'est la première fois que je vois ça dans un roman de fantasy - c'est que le narrateur ment au lecteur, d'une manière aussi subtile que géniale pour un texte à la première personne. Grâce à des indications disséminées ici et là, à des récits contradictoires, on réalise progressivement qu'Able n'est pas un chevalier aussi fort et parfait qu'il veut bien le faire croire. Excessivement fier et vaniteux, on le sent tricher légèrement sur les conditions de ses victoires et la loyauté de ses combats, il n'est jamais tout à fait franc dans ses dialogues avec les autres personnages.

Gene Wolfe ponctue son histoire de multiples ellipses. Or ces trous dans la chronologie ne servent pas uniquement à faire avancer le récit : ils sont là pour cacher des choses, des secrets qu'Able passe sous silence. La lecture devient alors un véritable jeu de piste pour tenter de décoder le récit réel dissimulé derrière ce qui n'est, on le comprend finalement, que le délire mégalo d'un enfant manipulant le corps d'un adulte et des pouvoirs qui le dépassent. L'exemple parfait est cette masse - on saisit au bout d'un moment que c'est une simple barre de fer - que Able passera tant de temps à encenser qu'elle en devient "Briseuse d'Epée", un fendoir miraculeux. 

Bref, tout passe à travers l'esprit du narrateur comme dans un miroir déformant, sublimant son univers. L'ouvrage ne s'adresse pas aux plus jeunes. Outre la lecture exigeante, certains passages s'adressent davantage aux adultes, comme celui qui évoque comment une jeune femme doit s'occuper du sexe aussi grand qu'elle d'un géant à qui elle vient d'être mariée.

Si Le Mage, le deuxième volume du diptyque, s'attarde un peu plus sur la description de l'univers et se repose sur la recette du premier opus, il n'en reste pas moins que l'ensemble est un joli pied de nez à la fantasy commerciale, celle de nos supermarchés et des têtes de gondole. Tous les poncifs y sont présents, mais tordus, détournés par un jeu sur la vérité et l'onirisme. Sans oublier un style plus littéraire que bien des romans du genre.